Chapitre XIII

 

Sans doute il fut cruel celui qui le premier

Trempa dans le poison une épée homicide ;

Mais plus barbare encore, et cent fois plus perfide

                       Celui qui de sucs vénéneux

Put remplir froidement la coupe hospitalière.

Anonyme.

 

En vérité, M. Frank Osbaldistone, dit miss Vernon de l’air d’une personne qui croyait avoir acquis le privilège de railler, en vérité, vous nous avez tous vaincus. Je n’aurais pas cru que vous fussiez aussi digne de votre noble famille. La journée d’hier vous a couvert de gloire. Vous avez fait vos preuves pour entrer dans l’honorable corporation d’Osbaldistone-Hall : elles sont irrécusables, et votre coup d’essai a été un coup de maître.

– Je connais mes torts, miss Vernon, et tout ce que je puis dire pour justifier mon impertinence, c’est que j’avais reçu des nouvelles qui avaient agité mes esprits. Je sens que j’ai été on ne peut plus absurde et impoli.

– Comment donc ! reprit le juge inflexible, vous ne vous rendez pas justice. D’après ce que j’ai vu et ce que j’ai depuis entendu dire, vous avez montré dans une seule soirée toutes les qualités supérieures qui distinguent vos cousins : la douceur et l’urbanité du bon Rashleigh, la tempérance de Percy, le sang-froid de Thorncliff, la patience de John, l’art des gageures de Dickon, et ce qui surtout est le plus admirable, c’est d’avoir choisi le temps, le lieu et la circonstance pour faire preuve de ces rares talents, avec une sagacité digne de Wilfred.

– Ayez un peu compassion de moi, miss Vernon, lui dis-je ; car j’avoue que je regardais la leçon comme bien méritée, surtout en considérant de quelle part elle me venait. Pardonnez-moi si, pour excuser une extravagance dont je ne suis pas habituellement coupable, j’ose vous citer la coutume de la maison et du pays. Je suis loin de l’approuver ; mais nous avons l’autorité de Shakespeare, qui dit que le bon vin est une bonne et aimable créature, et que tout homme peut y être pris tôt ou tard.

– Oui, M. Francis ; mais Shakespeare met ce panégyrique et cette apologie dans la bouche du plus grand scélérat que son crayon ait tracé. Je ne veux point cependant abuser de l’avantage que m’a donné votre citation en vous accablant de la réponse par laquelle Cassio réfute Iago[40]. Je veux seulement ne pas vous laisser ignorer qu’il est au moins une personne fâchée de voir un jeune homme plein de talents et d’espérances s’enfoncer dans le bourbier où chaque soir se plongent les habitants de ce manoir.

– Je n’ai fait qu’y mettre un instant le pied, je vous assure, miss Vernon, et je reconnais trop combien ce bourbier est dégoûtant pour y faire un pas de plus.

– Si telle est votre résolution, reprit-elle, elle est sage, et je ne puis que l’approuver. Mais j’étais si tourmentée de ce que j’avais entendu dire que je n’ai pu m’empêcher de m’en expliquer avec vous, avant de vous parler de ce qui me regarde particulièrement. Vous vous êtes conduit hier avec moi pendant le dîner de manière à me faire croire qu’on vous a dit sur mon compte des choses qui ont pu diminuer l’estime que vous m’aviez accordée. Voudrez-vous bien vous expliquer clairement à ce sujet ?

Je fus stupéfait. Cette question aussi brusque que précise était plutôt faite du ton d’un homme qui demande à un autre l’explication de sa conduite d’une manière ferme mais polie que de celui d’une fille de dix-huit ans qui adresse une question à un jeune homme : elle était entièrement dépouillée de circonlocutions, de ces détours et de ces périphrases qui accompagnent ordinairement les explications entre des personnes de différents sexes.

J’étais dans le plus grand embarras ; car, à présent que je me rappelais de sang-froid les discours de Rashleigh, j’étais forcé de convenir qu’en supposant même qu’ils fussent fondés, ils auraient dû exciter dans mon âme un sentiment de compassion pour miss Vernon plutôt qu’un puéril ressentiment ; et, quand même ils auraient pu justifier complètement ma conduite, encore m’eût-il été difficile de répéter ce qui devait blesser aussi vivement la fierté de Diana. Elle vit que j’hésitais à répondre et me dit d’un ton décidé et résolu, mais avec modération :

– J’espère que M. Osbaldistone ne disconviendra pas que j’ai droit de demander cette explication : je n’ai point de parents, point d’amis pour me défendre, il est donc juste qu’on me permette de me défendre moi-même.

Je m’efforçai assez gauchement de rejeter ma conduite grossière sur une indisposition, sur des lettres fort dures que j’avais reçues de Londres. Elle me laissa épuiser mes excuses, sans pitié pour mon embarras et ma confusion, et les écouta avec le sourire de l’incrédulité.

– À présent, M. Frank, que vous avez débité votre prologue d’excuses avec la mauvaise grâce d’usage pour tous les prologues, veuillez lever le rideau et me montrer ce que je désire voir. En un mot, faites-moi connaître ce que Rashleigh a dit de moi, car c’est toujours lui qui fait mouvoir toutes les machines d’Osbaldistone-Hall.

– Mais supposez qu’il m’ait dit quelque chose, miss Vernon, que mérite celui qui trahit les secrets d’une puissance pour les révéler à une puissance alliée ?... car vous m’avez dit vous-même que Rashleigh était toujours votre allié, quoiqu’il ne fût plus votre ami.

– Point d’évasion, je vous prie, point de plaisanteries sur ce sujet ; je n’ai ni la patience ni l’envie de les écouter. Rashleigh ne peut pas, ne doit pas, n’oserait pas tenir sur moi, sur Diana Vernon, des propos que je ne puisse pas entendre. Il règne des secrets entre nous, il est vrai, mais ce n’est pas de ces secrets qu’il peut vous avoir parlé ; ce n’est pas moi personnellement que ces secrets intéressent.

Pendant qu’elle parlait, j’étais parvenu à recouvrer ma présence d’esprit, et je pris soudain la détermination de ne point révéler ce que Rashleigh m’avait dit comme en confidence. Il me semblait qu’il y avait de la bassesse à répéter un entretien particulier. Miss Vernon ne pouvait retirer aucun avantage de mon indiscrétion, qui l’eût affligée inutilement. Je répondis donc gravement que je n’avais eu avec M. Rashleigh qu’une conversation de famille, et je lui protestai qu’il ne m’avait rien dit qui m’eût laissé contre elle une impression défavorable ; j’espérais qu’elle voudrait bien se contenter de cette assurance, et ne pas exiger des détails que l’honneur m’obligeait de lui refuser.

– L’honneur ? s’écria-t-elle en s’élançant de sa chaise avec le tressaillement et la vivacité d’une Camille prête à voler au combat : l’honneur ! c’est le mien qui est compromis : point de détours, ils seront inutiles ; c’est une réponse positive qu’il me faut. Ses joues étaient rouges, son visage en feu ; ses yeux étincelaient... – Je demande, ajouta-t-elle d’une voix dont l’expression était déchirante, je demande une explication, telle qu’une femme bassement calomniée a droit de la demander à un homme qui se dit homme d’honneur ; telle qu’une créature sans mère, sans amis, sans guide et sans protection, seule, seule au monde, a droit de l’exiger d’un être plus heureux qu’elle, au nom de ce Dieu qui les a envoyés ici-bas, lui pour jouir, et elle pour souffrir. Vous ne me refuserez pas, ou, ajouta-t-elle en levant les yeux d’un air solennel, je serai vengée de votre refus, s’il est quelque justice sur la terre ou dans le ciel.

Je fus étourdi de cette véhémence ; mais je sentis qu’après un semblable appel mon devoir était de bannir une scrupuleuse délicatesse, et je lui répétai brièvement ce qui s’était passé dans la conversation que j’avais eue avec Rashleigh.

Dès qu’elle vit que je consentais à la satisfaire, elle s’assit et m’écouta d’un air calme ; et, lorsque je m’arrêtais pour chercher quelque manière délicate de lui faire entendre ce qui me semblait devoir lui causer une trop grande impression, elle me disait aussitôt :

– Continuez, continuez je vous prie ; le premier mot qui se présente à l’esprit est le plus clair, et, par conséquent, le meilleur. Ne vous inquiétez pas de mes sentiments ; parlez-moi comme vous parleriez à un tiers qui ne serait point partie intéressée.

Pressé avec autant d’instance, je lui répétai ce que Rashleigh m’avait dit d’un arrangement de famille qui l’obligeait à épouser un Osbaldistone et du choix qu’on avait fait de Thorncliff. J’aurais voulu n’en pas dire davantage ; mais sa pénétration découvrit que je lui cachais encore quelque chose et sembla même deviner ce que c’était.

– Ce n’est pas tout : Rashleigh vous a encore dit quelque chose de plus, quelque chose qui le concernait particulièrement, n’est-ce pas ?

– Il m’a fait entendre que, sans la répugnance qu’il éprouverait à supplanter son frère, il désirerait, à présent que la nouvelle carrière à laquelle il se destinait lui permettait de se marier, que le nom de Rashleigh remplît le blanc qui se trouve dans la dispense, au lieu de celui de Thorncliff.

– En vérité ! reprit-elle ; a-t-il tant de condescendance ? C’est trop d’honneur pour son humble servante... et sans doute il suppose que Diana Vernon serait transportée de joie si cette substitution pouvait s’effectuer !

– À parler franchement, il me l’a fait entendre, et il a même été jusqu’à me dire...

– Quoi... que je sache tout ! s’écria-t-elle précipitamment.

– Qu’il a fait cesser l’intimité qui régnait entre vous et lui, dans la crainte qu’elle ne donnât naissance à une affection dont sa destination à l’Église ne lui permettait pas de profiter.

– Je lui suis obligée de sa prévoyance, reprit miss Vernon dont tous les traits exprimaient le plus profond mépris. Elle réfléchit un instant et reprit avec le plus grand sang-froid : – Il n’y a rien qui m’étonne dans ce que vous m’avez dit ; et je m’attendais à peu près au récit que vous venez de me faire, parce que, à l’exception d’une seule circonstance, c’est l’exacte vérité. Mais, comme il y a des poisons si actifs que quelques gouttes suffisent pour corrompre toute une source, de même il existe dans les révélations de Rashleigh une horrible imposture capable d’infecter le puits même dans lequel la vérité s’est cachée. Connaissant Rashleigh, comme je n’ai que trop de motifs de le connaître, rien au monde n’eût pu me faire penser à m’unir à lui. Non, s’écria-t-elle en tressaillant d’horreur, non, tout, tout au monde plutôt que d’épouser Rashleigh ; plutôt l’ivrogne, le querelleur, le jockey, l’imbécile : je les préfère mille fois ; et plutôt le couvent, plutôt la prison, plutôt le tombeau qu’aucun des six.

Il y avait dans le son de sa voix un accent de mélancolie qui répondait à l’agitation de son âme et à la singularité de sa situation ; si jeune, si belle, sans expérience, abandonnée à elle-même, n’ayant pas une seule amie dont la présence pût lui servir comme de protection, privée même de cette espèce de défense que son sexe retire des formes et des égards en usage dans le monde, c’est à peine une métaphore de dire que mon cœur saignait pour elle. Cependant il y avait un air de dignité dans son dédain pour les vaines cérémonies, de grandeur dans son mépris pour l’imposture, de résolution et de courage dans la manière dont elle contemplait les dangers qui l’entouraient, enfin une espèce d’héroïsme dans sa conduite qui m’inspiraient en même temps la plus vive admiration. On eût dit une princesse abandonnée par ses sujets et privée de sa puissance, mais méprisant encore ces convenances, ces règles de société établies pour les personnes d’un rang inférieur ; et, au milieu de tous les obstacles, conservant une âme ferme, une constance inébranlable, et mettant sa confiance dans la justice du ciel.

Je voulus lui exprimer le sentiment de pitié et d’admiration que faisaient naître en moi ses malheurs et sa constance ; mais elle m’interrompit :

– Je vous ai dit en plaisantant que je n’aimais pas les compliments, me dit-elle ; je vous dis sérieusement aujourd’hui que je dédaigne les consolations. Ce que j’ai eu à souffrir, je l’ai souffert. Ce que je dois souffrir encore, je le supporterai si je le puis. La stérile pitié n’allège pas le fardeau qui pèse sur le pauvre esclave. Il n’existait dans le monde qu’un seul être qui pût me secourir, et c’est celui qui a préféré ajouter encore à ma misère, Rashleigh Osbaldistone... Oui, il fut un temps où j’aurais pu apprendre à aimer cet homme ; mais, grand Dieu ! le motif pour lequel il s’insinua dans la confiance d’une pauvre créature entièrement isolée ; la persévérance avec laquelle il s’efforça de m’entraîner dans le précipice qu’il creusait sous mes pas, sans écouter un seul instant la voix du remords ou de la pitié ; l’horrible motif qui lui faisait chercher à convertir en poison la nourriture qu’il donnait à mon âme. Ô mon Dieu ! que serais-je devenue dans ce monde et dans l’autre si j’étais tombée dans les pièges de cet infâme scélérat ?

Je fus si frappé de ces paroles et de la nouvelle perfidie qu’elles dévoilaient à mes yeux que je me levai sans presque savoir ce que je faisais ; je mis la main sur le pommeau de mon épée et courus à la porte de la chambre pour aller chercher celui sur lequel je devais décharger ma juste indignation. Respirant à peine et avec un regard où l’expression du ressentiment et du mépris avait fait place à celle des plus vives alarmes, miss Vernon se précipita entre la porte et moi.

– Arrêtez, s’écria-t-elle, arrêtez ! Quelque juste que soit votre ressentiment, vous ne connaissez pas la moitié des secrets de cette dangereuse prison. Elle regarda d’un œil inquiet autour de la chambre et, baissant la voix : Il y a un charme qui protège sa vie, me dit-elle ; vous ne pouvez l’attaquer sans compromettre l’existence d’autres personnes. Sans cela, dans quelque moment terrible, dans quelque heure marquée par la justice, cette main, toute faible qu’elle est, se fût peut-être vengée elle-même. Je vous ai dit, ajouta-t-elle en me ramenant à ma place, que je n’avais pas besoin de consolateur : je vous dis à présent que je n’ai pas besoin de vengeur.

Je m’assis, en réfléchissant machinalement à ce qu’elle me disait, et me rappelant aussi ce que je n’avais pas considéré dans le premier transport, que je n’avais aucun titre pour me constituer le champion de miss Vernon. Elle s’arrêta un moment pour nous donner le temps à tous deux de nous calmer, et elle continua d’un ton plus tranquille :

– Je vous ai déjà dit qu’il y a un mystère d’une nature fatale et dangereuse qui concerne Rashleigh. Tout infâme qu’il est, et quoiqu’il sache que son infamie m’est connue, je ne puis, je n’ose rompre avec lui, ni même le braver. Vous aussi, M. Frank, vous devez vous armer de patience, déjouer ses artifices en leur opposant la prudence, vous tenir toujours sur vos gardes ; mais point d’éclat, point de violence, et surtout évitez les scènes telles que celle d’hier soir ; ce seraient pour lui de dangereux avantages dont il ne manquerait pas de profiter. C’était le conseil que je voulais vous donner, et c’était dans cette vue que je désirais avoir un entretien avec vous : mais j’ai étendu ma confidence plus loin que je ne me l’étais proposé.

Je l’assurai qu’elle n’aurait pas lieu de s’en repentir.

– Je le crois, reprit-elle : votre ton, vos manières semblent autoriser la confiance. Continuons à être amis ; vous n’avez pas à craindre qu’entre nous l’amitié soit un nom spécieux pour cacher un autre sentiment : élevée toujours avec des hommes, accoutumée à penser et à agir comme eux, je tiens plus de votre sexe que du mien. D’ailleurs, le cloître est mon partage ; le voile fatal est suspendu sur ma tête, et vous pouvez croire que pour l’écarter je ne me soumettrai jamais à l’odieuse condition qui m’est prescrite. Le temps où je dois me prononcer n’est pas encore arrivé, et si je n’ai pas déjà refusé ouvertement l’époux qu’on me propose, c’est pour jouir le plus longtemps possible de ma liberté. Mais à présent que le passage du Dante est éclairci, allez voir, je vous prie, ce que sont devenus nos intrépides chasseurs ; ma pauvre tête me fait beaucoup trop souffrir pour que je puisse vous accompagner.

Je sortis de la bibliothèque, mais non pas pour aller voir mes cousins : j’avais besoin de prendre l’air et de calmer mes esprits avant de me trouver avec Rashleigh, dont l’horrible caractère venait de m’être dévoilé, et dont la profonde scélératesse m’avait inspiré une horreur qu’il m’eût été impossible de vaincre dans le premier moment. Dans la famille Dubourg, qui était de la religion réformée, j’avais entendu raconter beaucoup d’histoires de prêtres catholiques qui satisfaisaient, en violant les droits sacrés de l’hospitalité, ces passions que des règles de leur ordre leur interdisent. Mais le plan conçu d’avance d’entreprendre l’éducation d’une malheureuse orpheline, alliée à sa propre famille et privée de protecteurs, dans le perfide dessein de la séduire, ce plan exposé à mes propres yeux avec toute la chaleur d’un vertueux ressentiment par l’innocente créature qu’il voulait rendre victime de sa brutalité, ce plan me semblait mille fois plus atroce que la plus horrible des histoires que j’avais entendu raconter à Bordeaux, et je sentais qu’il me serait bien difficile de rencontrer Rashleigh et de contenir l’indignation dont j’étais transporté. Cependant il était absolument nécessaire que je me contraignisse, non seulement à cause des mystérieuses paroles de Diana qui m’avait dit que je ne pouvais pas attaquer ses jours sans compromettre ceux d’autrui, mais encore parce que je n’avais pas de motif apparent pour lui chercher querelle.

Je résolus donc d’imiter la dissimulation de Rashleigh pendant le temps qu’il nous restait encore à demeurer ensemble, et, lorsqu’il serait à la veille de partir pour Londres, d’écrire à Owen pour lui tracer une légère esquisse de son caractère et pour l’engager à se tenir sur ses gardes et à veiller à l’intérêt de mon père. Je ne doutais point que l’avarice et l’ambition ne dominassent encore plus que le libertinage dans une âme aussi fortement trempée que celle de Rashleigh. L’énergie de son caractère et la facilité avec laquelle il savait se couvrir du masque de toutes les vertus devaient lui assurer de la part de mon père un degré de confiance dont il n’était pas probable que la bonne foi ou la reconnaissance l’empêchât d’abuser. Cette commission que le devoir m’imposait était fort délicate, surtout dans ma position, puisque la défaveur que je chercherais à jeter sur Rashleigh pourrait être attribuée à la jalousie ou au dépit de lui voir prendre ma place dans les bureaux et dans le cœur de mon père. Cependant, comme cette lettre était absolument nécessaire pour prévenir de funestes conséquences, et que d’ailleurs je connaissais la prudence et la discrétion d’Owen à qui j’étais décidé de l’adresser, je m’empressai de l’écrire et l’envoyai à la poste par la première occasion.

Quand je revis Rashleigh, il parut comme moi se tenir sur ses gardes et être disposé à éviter tout prétexte de dispute. Il se doutait que la conversation que j’avais eue avec miss Vernon ne lui avait pas été favorable, quoiqu’il ne pût pas savoir qu’elle m’eût révélé l’infamie de ses procédés et du projet qu’il avait conçu. Pendant le peu de jours qu’il resta encore à Osbaldistone-Hall, je remarquai deux circonstances qui me frappèrent. La première, c’est la facilité presque incroyable avec laquelle il apprit les principes élémentaires nécessaires à sa nouvelle profession ; principes qu’il étudiait sans relâche, faisant de temps en temps parade de ses progrès, comme pour me montrer qu’il trouvait bien léger le fardeau que je ne m’étais pas cru capable de soutenir. La seconde circonstance remarquable, c’est que, malgré tout ce que miss Vernon m’avait dit de Rashleigh, ils avaient souvent ensemble de longues conférences dans la bibliothèque, quoiqu’ils se parlassent à peine lorsqu’ils étaient avec nous, et qu’il ne parût pas régner entre eux plus d’intimité qu’à l’ordinaire.

Quand le jour du départ de Rashleigh fut arrivé, son père reçut ses adieux avec indifférence, ses frères avec la joie mal déguisée d’écoliers qui voient partir leur précepteur et qui éprouvent un plaisir qu’ils n’osent pas manifester, et moi-même avec une froide politesse. Lorsqu’il s’approcha de miss Vernon pour l’embrasser, elle recula d’un air fier et dédaigneux, mais elle lui tendit la main en lui disant : – Adieu, Rashleigh ; le ciel vous récompense du bien que vous avez fait et vous pardonne le mal que vous avez médité.

– Amen, ma belle cousine, reprit-il avec un air de contrition qu’il avait pris, je crois, au séminaire de Saint-Omer[41] : heureux celui dont les bonnes intentions ont mûri, et dont les mauvaises intentions sont mortes en fleur !

Il partit en prononçant ces mots. – Le parfait hypocrite ! me dit miss Vernon lorsque la porte se fut refermée sur lui. Quelle ressemblance extérieure il peut y avoir entre ce que nous méprisons et ce que nous chérissons le plus !

J’avais chargé Rashleigh d’une lettre pour mon père et de quelques lignes pour Owen, indépendamment de la lettre particulière dont j’ai parlé et que j’avais cru plus prudent d’envoyer par la poste. Dans ces épîtres, il eût été naturel que je fisse entendre à mon père et à mon ami que je ne retirais d’autre profit de mon séjour chez mon oncle que d’apprendre la chasse, et d’oublier au milieu des laquais et des valets d’écurie les connaissances ou les talents que je pouvais avoir. Il eût été naturel que j’exprimasse l’ennui et le dégoût que j’éprouvais à me trouver parmi des êtres qui ne s’occupaient que de chiens et de chevaux ; que je me plaignisse de l’intempérance habituelle de la famille et des persécutions de sir Hildebrand pour me faire suivre son exemple.

Ce dernier point surtout n’eût pas manqué de faire prendre l’alarme à mon père, dont la tempérance était la première vertu ; et toucher cette corde, c’eût été certainement m’ouvrir les portes de ma prison et abréger mon exil, ou du moins m’assurer un changement de résidence ; et cependant il est très vrai que je ne dis pas un seul mot de tout cela dans les lettres que j’écrivais à mon père et à Owen. Osbaldistone-Hall eût été Athènes dans toute sa gloire et dans toute sa splendeur, il eût été peuplé de héros, de sages, de poètes, que je n’aurais pas témoigné moins d’envie de le quitter.

Pour peu qu’il vous reste encore quelque étincelle du feu et de l’enthousiasme de la jeunesse, mon cher Tresham, il vous sera facile d’expliquer mon silence. L’extrême beauté de miss Vernon, dont elle tirait si peu vanité, sa situation romanesque et mystérieuse, les malheurs qu’elle paraissait avoir essuyés et qui la poursuivaient encore, le courage avec lequel elle les supportait, ses manières plus franches que ne le sont ordinairement celles de son sexe, mais prouvant par là même l’innocence et la candeur de son âme, et par-dessus tout la distinction flatteuse dont elle m’honorait, tout se réunissait en même temps pour exciter mon intérêt, piquer ma curiosité, exercer mon imagination et flatter ma vanité. Je n’osais m’avouer à moi-même tout l’intérêt qu’elle m’inspirait ni l’impression qu’elle avait faite sur mon cœur. Nous lisions, nous nous promenions ensemble : travaux, plaisirs, amusements, tout était commun entre nous. Le cours d’études qu’elle avait été forcée d’interrompre lors de sa rupture avec Rashleigh fut repris sous les auspices d’un maître dont les vues étaient plus pures, quoique ses talents fussent plus bornés.

Je n’étais pas en état de la diriger dans quelques études profondes qu’elle avait commencées avec Rashleigh, et qui me paraissaient convenir beaucoup mieux à un homme d’église qu’à une femme. Je ne conçois pas non plus dans quel but il avait voulu faire parcourir à Diana le labyrinthe obscur et sans issues qu’on a cru devoir nommer philosophie, et le cercle des sciences également abstraites, quoique plus certaines, des mathématiques et de l’astronomie, à moins que ce ne fût pour confondre dans son esprit la différence entre les sexes et l’habituer aux subtilités de raisonnement dont il pouvait se servir ensuite pour l’amener à ses vues. C’était dans le même esprit, quoique avec moins de raffinement et de dissimulation, que les leçons de Rashleigh avaient encouragé miss Vernon à se mettre au-dessus des convenances et à dédaigner ces vaines formes dont son sexe s’entoure comme d’un rempart. Il est vrai que, séparée de la société des femmes, et n’ayant pas même une compagne auprès d’elle, elle ne pouvait ni se régler sur l’exemple des autres ni apprendre les règles ordinaires de conduite que l’usage prescrit à son sexe. Mais telle était cependant sa modestie naturelle et la délicatesse de son esprit pour distinguer ce qui est bien de ce qui est mal, qu’elle n’eût jamais adopté d’elle-même les manières hardies et cavalières qui m’avaient causé tant de surprise dans le premier moment si on ne lui eût fait croire que le mépris des formes ordinaires indiquait tout à la fois la supériorité du jugement et la noble confiance de l’innocence. Son vil précepteur avait sans doute ses intentions en minant ces remparts que la réserve et la prudence élèvent autour de la vertu ; mais ne cherchons pas à découvrir tous ses crimes : il en a répondu depuis longtemps devant le tribunal suprême.

Indépendamment des progrès que miss Vernon, dont l’esprit vif et pénétrant comprenait aussitôt tout ce qu’on entreprenait de lui expliquer, avait faits dans les sciences abstraites, je ne la trouvais pas moins versée dans la littérature ancienne et moderne. S’il n’était pas reconnu que les grands talents se perfectionnent souvent d’autant plus vite qu’ils ont moins de secours à attendre de ce qui les environne, il serait presque impossible de croire à la rapidité des progrès de miss Vernon ; ils semblaient encore plus extraordinaires lorsque l’on comparait l’instruction qu’elle avait puisée dans les livres à son entière ignorance du monde et de la société. On eût dit qu’elle savait, qu’elle connaissait tout, excepté ce qui se passait autour d’elle dans le monde, et je crois que cette ignorance même sur les sujets les plus simples, contrastant d’une manière si frappante avec les connaissances étendues qu’elle possédait, était ce qui rendait sa conversation si piquante et fixait l’attention sur tout ce qu’elle disait ; car il était impossible de prévoir si le mot qu’elle allait prononcer montrerait la plus fine pénétration ou la plus profonde singularité. Se trouver sans cesse avec un objet aussi aimable, aussi intéressant, et vivre avec elle dans la plus grande intimité, c’était une situation bien critique à mon âge, quoique je cherchasse à m’en dissimuler le danger.